Prologue - Doubts at Dusk

par Bryne Delancet Mar 13 Jan 2015 - 10:55

[Suggestion de musique d’ambiance: https://www.youtube.com/watch?v=hAEdHqCdXrU]

*De l’autre côté de la Rivière, Ilimis brillait de mille feux dans la lueur du soleil couchant, dont les rayons éphémères se reflétaient dans les parois de cristal des édifices de la Capitale avant de mourir par-delà l’horizon. Pour tout Crystalien, un tel coucher de soleil représentait l’un des plus beaux spectacles dont on pouvait être témoin et il n’était pas rare que les habitants cessent toute activité ou que les passants s'immobilisent rien que pour en apprécier la beauté. Bryne Delancet, elle, craignait plutôt les ténèbres qui suivaient la disparition de l’astre. Ce n’était pas véritablement le noir qui lui faisait peur, mais plus précisément ce qui se terrait dans le sombre manteau de la nuit. En effet, il était plus facile de déchiffrer les intentions des autres lorsqu’il faisait jour. Le soir venu, rien n’était plus sûr.

Son groupe d’amis avait décidé d’aller célébrer le Solstice dans le cadre d’une fête organisée par l’Unité Legem qui réunissait toute la population de Nubila, la cité - non moins magnifique que sa soeur, la Capitale d’Illimis - dans laquelle elle était contrainte d’habiter jusqu’à ce qu’elle subisse l'opération du Raffinement. Bryne fut parcourue d’un frisson en y pensant. Si ça continuait comme ça, elle n’aurait pas besoin de faire semblant d’être malade.

C’était le prétexte qu’elle avait invoqué lorsque ses amis l’avaient invitée à les accompagner à la fête du Solstice. Habituellement, Bryne aurait probablement participé à l’activé sans en avoir véritablement le coeur, jouant le rôle qu’elle assumait en public depuis des années et qui ne laissait rien paraître de l’incertitude constante qu’elle éprouvait secrètement. En cette journée fatidique, par contre, elle ne pouvait pas se résigner à jouer la comédie. Elle préférait donc la solitude de la terrasse de son dortoir à l’omniprésence de la foule qui s’amassait actuellement au centre de la ville.

Pour Bryne, c’était comme regarder un gigantesque problème mathématique avec la certitude qu’il était erroné sans être en mesure de dire pourquoi. Les chiffres défilaient devant ses yeux et elle vérifiait chaque nombre, chaque signe, chaque équation, mais la réponse lui échappait. Seul restait le sentiment d’inconfort et de doute, ainsi que le déséquilibre qui s’ensuivait. Pour Bryne, il y avait une erreur dans la magnifique équation qu’était Crystalis, mais elle était incapable de mettre le doigt dessus. La disparition soudaine de son frère aîné, exactement trois ans auparavant, n’avait fait qu’accentuer son inconfort. On lui avait raconté qu’il avait fugué et qu’il avait sûrement rejoint une autre ville. “Renauld a toujours été un peu... dérangé”, lui avaient-ils tous dit sur le même ton infantilisant, comme s’ils avaient tous subi le même lavage de cerveau bâclé. Il se pouvait donc qu’il ait fugué sur un coup de tête, quitté la Capitale pour une autre ville moins… contrariante, étant donné son état. “Balivernes”, se répétait-elle. Renauld avait probablement été le plus lucide de tous, elle y compris. Et c’est pour ça qu’il avait disparu.

Bryne était entourée d’amis et, pourtant, elle n’aurait pas pu se sentir plus seule au monde. Tandis que ses semblables observaient Illimis avec avidité, envoutés, elle supportait de moins en moins de regarder la Capitale, qui lui paraissait trop belle, trop brillante, trop impressionnante. C’était comme fixer le soleil directement pendant trop de temps; elle devenait étourdie, nauséeuse. Le pire était qu’elle n’avait personne de confiance vers qui se tourner pour partager ses craintes et inquiétudes. Et l’approche de son vingt-et-unième anniversaire ne faisait qu’empirer les choses.

Pourtant, subir le Raffinement était synonyme du début d’une nouvelle vie. On lui donnerait un rôle qui conviendrait à ses capacités, elle aurait enfin sa place dans la société et pourrait songer à fonder une famille, si tel était son désir. De plus, Illimis l’accueillerait à bras ouverts à moins que son emploi ne l’amène à travailler à Nubila ou dans une autre cité crystalienne. Soit. Le fait de changer de vie soulagerait peut-être ses craintes. Ce n’était pas comme si elle avait un choix, de toute façon.

Il fallait dire que la solution - le Raffinement - trouvée par l’Unité Legem au temps jadis afin de mettre fin aux terribles conflits (les “Guerres”) qui déchiraient autrefois Crystalis avaient atteint leur but: aucun conflit n’était survenu entre les différentes nations crystaliennes depuis que ce nouveau régime avait été constitué et, avec de la chance, cet état perdurerait tant que l’Unité Legem existerait. Les Crystaliens évoluaient en harmonie, leur rythme de vie dirigé de près par leur gouvernement protecteur. Tout semblait absolument parfait. Un peu trop parfait, même.

Le Raffinement en tant que tel était, quant à lui, un processus plus que mystérieux. À 21 ans, on faisait de vous pratiquement une nouvelle personne: certains sortaient plus svelte et plus séduisants; d’autres demeuraient presque inchangés physiquement, mais gagnaient en confiance et en sagacité. Quelques uns étaient pratiquement méconnaissables après leur Raffinement, comme si leur essence elle-même avait été transformée. Tout dépendait du rôle que l’on vous attribuait à vos 21 ans et des capacités qui dirigeaient ce choix primordial. Alors que tous les Crystaliens de sa tranche d’âge attendaient le jour de leur Raffinement avec impatience, Bryne, elle, avait peur de ce qui lui arriverait. Allait-elle rester la même, une fois sortie du laboratoire, ou aurait-elle peine à se reconnaître elle-même? Ou pire encore: allait-elle plutôt disparaître comme son frère, quelques jours avant son Raffinement, sans un mot? Sans laisser de traces?

Le soleil était disparu, à présent, et partout autour d’elle, les lumières de la ville s’éveillaient à leur tour. Au centre de la ville, où la population de Nubila était pratiquement toute rassemblée, de la musique et des cris commençaient à s’élever. Des fusées enflammées furent projetées dans les airs et, soudain, des feux d’artifices éclatèrent contre la sombre étendue du ciel, provoquant chez Bryne un inexplicable sentiment de panique. Là où d’autres observaient une foule en délire, en extase devant les festivités, elle ne pouvait voir qu’un troupeau de bêtes dociles rassemblées pour être plus facilement conduites vers l’abattoir alors qu’au-dessus de leurs têtes éclataient les feux, aussi bruyants que des bombes, même si Bryne n’en avait elle-même jamais connu. Le souffle court, la jeune femme sentit ses mains s’agripper contre le rebord de la rampe qui l’empêchait de faire une chute de plusieurs dizaines d’étages vers le sol. Son frère disparu, elle n’avait plus aucun véritable allié vers qui se tourner et son propre sort était décidé sans qu’elle ne puisse y faire quoi que ce soit. Elle se sentait seule, prise au piège, prisonnière de son sort. Et tout ce qu’elle voyait autour d’elle était déformé, un monde déficient dans sa perfection.

Le coeur battant frénétiquement au creux de sa poitrine, Bryne baissa lentement les yeux vers le sol qui était loin, si loin sous ses pieds. L’espace d’un moment, elle pensa sérieusement à sauter. Après tout, la mort était une certitude; le néant et l’oubli, eux, étaient beaucoup plus redoutables.*