Prologue - Smoke and Rust

[Aileen H. Wyndham]

[Suggestion de musique d’ambience: Prologue - Aileen]

*Ce matin-là, comme à tous les matins, Aileen fut réveillée par l’odeur de fumée, de rouille et d’essence qui caractérisait Northenheim. Au cours de la journée, l’odeur s’estompait étant donné qu’on finissait par s’habituer, mais elle était toujours aussi forte au réveil et laissait même un goût amer en bouche. Oh, bien sûr, les serviteurs du Quartier Général tentaient tant bien que mal de dissimuler l’odeur avec des vaporisations parfumées régulières, mais leurs efforts étaient, au bout du compte, aussi vains que ridicules. Comme elle les plaignait, ces pauvres majordomes forcés de parcourir la demeure à chaque heure du jour simplement pour faire en sorte que les sens de personnes qui travaillaient dix fois moins forts qu’eux ne soient “inutilement agressés par les conséquences nauséabondes de la modernité”. La jeune femme se permit de lever les yeux au ciel dans la pénombre, puis soupira avant de se tourner vers la seule autre personne avec elle dans la pièce: son mari, Oliver, toujours paisiblement endormi à ses côtés. Elle avait, quant à elle, toujours eu le sommeil léger et perturbé dès sa plus tendre enfance, ce qui faisait en sorte qu’elle se réveillait souvent pendant la nuit sansraison et qu’elle ne faisait pratiquement jamais la grasse matinée, contrairement à son doux mari. Au cours des années, elle avait par contre trouvé deux moyens de mieux dormir: l’alcool et les bras d’Oliver.

Leur union était une chose qui, sans être qualifiée d’”étrange” en tant que telle, semblait presque contre nature encore aujourd’hui. Oliver et elle étaient amis depuis plus longtemps qu’ils n’oseraient tous deux l’admettre: un partenariat à l’origine qui s’était transformé en amitié pour ensuite revenir au partenariat, mais cette fois-ci conclu par les liens du mariage plutôt que par un jeu de boisson. La boisson, elle, était plutôt venue pendant la nuit de noces. Aileen émit un léger rire en regardant le jeune homme barbu qui dormait à côté d’elle, les cheveux en broussaille, la bouche légèrement entrouverte. Quand elle le voyait ainsi endormi, Aileen en oubliait presque leurs fréquentes divergeances d’opinion et les disputes qui en découlaient. Étant donné leurs caractères explosifs respectifs, leurs débats devenaient souvent enflammés… mais la même chose pouvait être dite des ébats qui en résultaient la plupart du temps. Ils n’étaient peut-être pas un couple modèle, mais Aileen n’échangerait Oliver pour personne sur Iluvies. Oliver, malgré son caractère de cochon, représentait aussi, étonnamment, la stabilité. Il était le lien qui l’aidait à garder les pieds sur terre, son ancre, qui lui rappelait ce pour quoi elle devait se battre quotidiennement dans la Chambre des communes. Après tout, Oliver n'était pas plus noble qu'elle l'était et, parfois, à force d'être entouré de politiciens qui avaient toujours vécu dans le luxe, on finissait par devenir comme eux. C'était probablement ce qui effrayait Aileen par-dessus tout. Bon, en plus, elle devait se l’avouer, Oliver était probablement l’un des hommes les plus séduisants qu’elle avait rencontrés au cours de sa vie et elle faisait clairement plus que quelques jalouses parmi la noblesse de Northenheim malgré que son mari n’avait aucunement le sang bleu, ce qui voulait tout dire en soi. Mais même si les choses avaient évoluées d’elles-mêmes entre Oliver et elle et qu’elle n’échangerait réellement sa relation avec lui pour rien au monde, parfois, Aileen rêvait d’une autre vie, loin de tout ce qu’elle considérait actuellement pour acquis. Et cela, implicitement, incluait aussi Oliver.

Le Grand Amiral de l’Alliance se leva paresseusement du lit en faisant attention de ne pas déranger Oliver dans son sommeil imperturbable, puis, pour cacher sa nudité, attrapa la robe de chambre de satin que son mari lui avait pratiquement arraché hier en revenant de la taverne. Habituellement, Aileen serait sûrement allée boire avec lui et ses amis pour se changer les idées, ce genre de soirée étant tout sauf ennuyante d’habitude, mais la situation actuelle de l’Alliance l’avait contrainte à refuser. Par contre, lorsqu’Oliver était rentré ce soir-là, ivre et excité, Aileen accueilla la distraction à bras ouverts. La jeune femme se dirigea vers l’une des gigantesques fenêtres rondes de la chambre en passant une main dans ses cheveux décoiffés simplement pour les dégager de ses yeux. Une véritable “dame” de Northenheim préférerait probablement passer des heures devant le miroir pour s’assurer d’être présentable plutôt que d’être vue au sortir du lit, mais Aileen n’avait pratiquement rien d’une dame typique iluvienne et ne pouvait pas s’en foutre plus complètement. De toute façon, Oliver l’avait vue dans des situations beaucoup moins flatteuses et son opinion était probablement la seule dont elle tenait compte quant à sa personne. Aileen soupira doucement, regarda en direction du lit pour s’assurer qu’Oliver dormait toujours, puis tira doucement le rideau d’un côté pour pouvoir regarder à l’extérieur. Au dehors, les cheminées de la ville crachaient éternellement leur sombre poison, les tuyaux de bronze alimentant les résidences en combustible et en eau formant un intrigant casse-tête sur lequel de nombreuses personnes s’étaient penchées afin de faire de Northenheim le joyau technologique le plus convoité d’Iluvies. Plus loin et plus bas, à travers la fumée, Aileen arrivait presque à voir les quais et la Basse-Ville qui l’avaient accueillie à son arrivée à la capitale, toutes ces années auparavant. La Ville avait bien changé depuis ce temps et, intérieurement, l’Amiral se demandait parfois si elle avait réellement changé pour le mieux. Quoi qu’il en soit, l’important était que, tout comme le gouvernement qui la contrôlait maintenant, Northenheim se tenait haute et fière, solide dans ses convictions tout comme dans son architecture. Dans le cas de l’Alliance, par contre, cela n’était véritablement qu’une apparence trompeuse: Northenheim la succéderait de loin si l’on en croyait les débats qui la secouait chaque jour dans la Chambre ainsi que les rumeurs d’une opposition secrète et grandissante.

Certaines journées, comme aujourd’hui, Aileen avait presque le goût de tout laisser tomber et de les laisser se démerder par eux-mêmes, ces politiciens avares d’or et de pouvoir qui pensaient être en mesure de facilement tout contrôler, mais sans elle et ses connexions, l’Alliance tomberait probablement dans l’espace de quelques jours. Et ça, Aileen ne pourrait jamais se le pardonner. Après tout, elle avait une promesse à tenir.

Après un moment de silence et de réflection, Aileen laissa tomber le rideau et tourna la tête pour regarder l’horloge qui émettait son tic-tac habituel sur le mur derrière elle. Encore quelques heures, et elle devrait enfiler ses vêtements et son “masque” d’Amiral de l’Alliance et affronter l’Assemblée de nouveau. Mais pour le moment, elle pouvait se permettre un peu de détente. La jeune femme retira donc sa robe de chambre de nouveau, glissa sous les couvertures, puis se blottit contre le corps d’Oliver, qui était tout aussi nu qu’elle. Elle passa son bras autour du corps svelte de son amant, caressa doucement le ventre poilu et familier de son mari et ferma les yeux en sentant le corps d’Oliver s’ajuster au sien, s’imaginant l’espace d’un instant qu’ils étaient dans un endroit secret où il n’y avait ni satin, ni Alliance, ni débats, ni querelles, ni soucis, ni trahison. Un endroit où il n’y avait qu’eux deux, nus dans le noir, loin de la fumée, de la rouille et de l’essence.*