Prologue - Alone

[Jacen Rainstare]

*Dès la tombée de la nuit, tout de suite après le couvre-feu, on aurait presque pu dire que le Temple d’Etheran était abandonné. C’était bien sûr tout sauf le cas, mais, étant donné que seuls les Érudits, les Mavens et les Archimages avaient le droit d’errer dans les couloirs après la cloche qui sonnait l’heure du couvre-feu et que ceux-ci étaient souvent beaucoup plus occupés à parcourir de vieux parchemins ou des ouvrages poussiéreux dans leurs propres dortoirs, les hauts couloirs de pierre dure et froide du Temple étaient pratiquement déserts malgré cela. Le truc était d’éviter les Ensorcelleurs qui arpentaient les corridors. Trop encrés dans leur vie morne ou dépendants de l’ordre instauré dans le Temple mais trop bêtes ou paresseux pour devenir Érudits ou Mavens,  les Vigiles avaient opté pour une vie de servitude, comme la plupart du personnel du Temple, au lieu de parcourir Adamas et satisfaire leur soif de savoir ou tout simplement apporter leur aide aux différents peuples des Onze Royaumes. Et la vie les rendait souvent ternes, mais impitoyables.

Malgré le danger que cela représentait, Jacen Rainstare sortait pratiquement chaque soir de son dortoir pour se diriger vers l’endroit qu’il appelait son Perchoir. Incapable de rester nuit et jour enfermé dans la minuscule pièce qui lui servait à fois de chambre et de bureau, Jacen attendait que ses comparses alentour soufflent leurs bougies et s’endorment pour sortir tranquillement, tout de noir vêtu afin d’échapper aux regards des Vigiles. Ensuite, il était chose facile de lancer un simple sortilège de dissimulation; le plus dur était de maintenir la concentration et le calme nécessaire pour le garder actif. Avec la pratique, Jacen avait réussi à faire de l’incantation un simple murmure, mais un seul faux pas aurait pu briser l’illusion qui le faisait se fondre dans les ombres avoisinantes. Certains Vigiles utilisaient des enchantements de dissipation de mana, bien sûr, mais il fallait être particulièrement bête pour tomber dans leur piège, surtout après des années d’expérience. Souvent, les Vigiles étaient tellement prisonniers de leur vie sans intérêt qu’ils ne prenaient pas vraiment la peine de faire leur travail comme il se doit.

S’il y avait un tempérament que Jacen n’arrivait pas à comprendre, c’était celui des Vigiles. Si Jacen en avait l’occasion, il quitterait volontiers la vie de servitude du Temple pour explorer les régions d’Adamas et partir à la recherche de nouvelles connaissances au lieu de devoir apprendre par coeur les enchantements inutiles et les psalmodies du Temple. Tant de choses restaient à découvrir, tant de livres étaient perdus ou proscrits, enfermés à double tour derrière des portes ensorcelées dans la bibliothèque des Archimages. Pour une organisation qui prônait le savoir et la reconnaissance d’anciennes traditions, le Conseil était pourtant plus qu’arriériste sur la plupart des écoles de Magie connues à ce jour. Si ce n’était pas de la Maven qui lui était assignée, Jacen aurait probablement fui le Temple depuis longtemps.

Jacen tourna à droite, puis à gauche. Il attendit que le Vigile tourne le coin, au loin, puis s’empressa de monter les escaliers qui menaient au troisième étage. Treize pas plus tard, il tourna à droite juste derrière la statue de l’Archimage Dazeem. Il fit neuf pas de plus dans l’obscurité du couloir abandonné, dépourvu de la lumière que lui conférait les vitraux au cours de la journée, puis sa main rencontra la tapisserie, représentant deux dragons en train de se battre, qui cachait une porte ayant autrefois été condamnée et oubliée. Une fois la porte refermée derrière lui, Jacen laissa s’échapper un soupir en même temps qu’il lâchait prise sur le sortilège qui le maintenait temporairement “invisible”. Il sentit alors le picotement spécifique de la mana écoulée dans ses doigts, puis dans sa poitrine et jusque dans ses pieds. Il laissa ses yeux s’habituer à l’obscurité, puis, lorsqu’il se sentit en confiance, commença à monter l’escalier hélicoïdal qui le mènerait à sa cachette. Autrefois, Jacen invoquait un minuscule esprit de lumière pour l’éclairer, mais il était maintenant tellement habitué aux escaliers qu’il n’en avait même plus besoin. Ses défauts et irrégularités étaient comme de vieux amis qui l’accueillaient chez lui et il se servait d’eux pour calculer la distance qu’il lui restait avant d’arriver à la porte du Perchoir.

Jacen ouvrait toujours la porte menant vers l’extérieur avec appréhension, la main tremblante. Il avait toujours peur qu’un jour, il ouvrirait la porte et se rendrait compte que sa cachette avait été découverte et que tout son matériel avait été confisqué. Ou pire encore, la porte ne s’ouvrirait pas, verrouillée par enchantement par un Archimage, et cette petite parcelle de monde qui lui appartenait à lui seul lui serait interdite à tout jamais. Mais ce n’était pas le cas cette, comme ce n’était jamais le cas tous les autres soirs, et Jacen prit une grande inspiration et se permit de sourire.

Le Perchoir était une simple petite pièce maintenant oubliée qui avait, dans ses dernières années d’utilisation, servi de simple débarras malgré son architecture impressionnante. Bien que ses fenêtres nues et ses simples murs de pierre palissaient en comparaison avec certaines des autres salles du Temple, Jacen n’aurait pas pu rêver d’un meilleur endroit pour s’évader de la vie morne d’Etheran: l’air frais du soir entrait par une fenêtre à la vitre fendue comme un souffle d’espoir et, couché sur un vieux matelas de plumes déchiré, Jacen pouvait regarder les étoiles à travers le toit vitré. Lorsqu’il était chanceux, le Disciple pouvait même lire ses vieux bouquins empilés ça et là sans même se servir d’une bougie grâce à la lumière de la lune. Mieux encore, le Perchoir était pour lui un hâvre, l’oeil au milieu du cyclone qu’était le reste de sa vie. Le Perchoir était la promesse quotidienne qui lui permettait de garder toute sa tête.

Comme il faisait beau ce soir, Jacen ouvrit l’énorme fenêtre qui était au milieu du mur donnant sur l’extérieur et s’assit sur le rebord de celle-ci, ses bras ramenant ses jambes contre lui, et ferma les yeux pour se concentrer sur les bruits ambiants de la nature entourant le Temple: le grondement incessant des chutes de l’Elhusyan, l’ululement des chouettes faisant leur nid dans les recoins des tours du Temple, le stridulement des cigales jasperyennes et le chant du vent passant à travers les fentes caractéristiques de l’architecture d’Etheran. Le jeune homme se laissa bercer par cette symphonie pendant un instant, absorbant le calme ambiant et laissant aller ses pensées, puis fronça les sourcils en entendant soudainement une voix masculine troubler l’harmonie de la nature. Jacen ouvrit les yeux, regarda alentour pour tenter d’identifier la source de la voix en question, puis finit par voir du coin de l’oeil deux figures encapuchonnées et impossibles à reconnaître sur un balcon non loin. Le Disciple s’appuya contre le cadre de la fenêtre afin de mieux se positionner sans pour autant risquer de tomber du rebord, puis se concentra sur les voix à peine audibles étant donné le bruit ambiant. De sa position, Jacen n’arrivait qu’à entendre la voix masculine, l’autre étant parfaitement inaudible à cette distance, peut-être aussi parce que l’interlocuteur faisait plus attention étant donné sa nervosité visible.*

?: ...cannot be known. If the others came to know of this-... I know, I know, you don’t have to remind me…!

*Jacen fronça les sourcils davantage, se demandant ce que deux membres du Temple, possiblement même des Archimages, avaient à discuter de choses aussi importantes (et louches) en dehors du Temple, loin des oreilles indiscrètes (ou, à tout le moins, c’est ce qu’ils pensaient). Curieux, Jacen ne put s’empêcher de se pencher davantage, espérant que sa nouvelle position l’aiderait à en comprendre davantage.*

?: ...have to talk about this…! You don’t seem to understand. This could very well mean the end of the Archmages… or worse: of the entire Temple…! They would burn it to the ground… with all of us in it.

*Le Disciple sentit son coeur se mettre à battre à toute allure dans sa poitrine, ses mains devenant moites alors qu’un horrible frisson lui parcourait l’échine. Encore pire, Jacen sentait de plus en plus qu’il n’aurait jamais dû écouter la conversation (ou la moitié de celle-ci, dans son cas), qu’elle ne lui était pas destinée, mais d’un autre côté, il était complètement figé, incapable de quitter le rebord de la fenêtre et d’arrêter d’écouter.*

?: We have but one choice… We must kill her before she talks…

*Comme si la nouvelle n’était pas assez effrayante comme ça, c’est à ce moment qu’une chouette décida de voler vers la fenêtre pour essayer d’entrer, rencontrant Jacen en plein vol, faisant sursauter celui-ci. Par réflexe, heureusement, le jeune Jaspéryen recula rapidement et se laissa tomber à l’intérieur du Perchoir, tombant dos sur le sol de la pièce dans un bruit sourd qui lui déroba tout l’air des poumons. À l’extérieur, Jacen entendit les deux voix s’élever sans être capable d’entendre exactement ce qu’elles disaient mais se doutant qu’elles devaient se savoir découvertes d’une manière ou d’une autre. Le jeune magicien se releva d’un bond, ne prit même pas le temps de refermer la fenêtre, puis se précipita vers la porte de la pièce en murmurant déjà le début de son sortilège de dissimulation, le souffle court. Perchée sur le rebord de la fenêtre, la chouette émit un long cri en penchant la tête sur le côté, ses grands yeux froids fixant la silhouette de Jacen qui se fondait dans les ténèbres.*